Is there such thing as the Devil?

ou

Les différents visages du Démon dans l'art lyrique

Episode 1

Note d'intention

 

Ce projet est né de la rencontre de plusieurs motivations.

 

L'intérêt manifeste des créateurs de la série Lucifer pour les références et textes évoquant le personnage du Diable nous a incités à faire le point sur ses apparitions dans le monde de la musique.

 

Mais, par ailleurs, le projet ayant pris forme pendant le confinement professionnel de 2020, en raison du COVID 19, Orlando BASS et moi-même, avec le soutien de Frédéric LEMAIRE, pour les Dimanches en mélodies d'Issy-les-Moulineaux, avons décidé d'en faire le programme de notre 3ème "concert virtuel", après Sir William has something to tell you et Ils ont chois i la mer

 

Un premier examen de l'abondante littérature musicale représentant le Malin nous avait déjà suggéré d'inviter le public à découvrir ses "différents visages" dans l'art lyrique. La place importante de "Lucifer's true face" dans la série Netflix nous a confortés dans cette direction.

 

Le confinement a contraint beaucoup d'artistes à continuer de travailler sous des formes différentes: en enregistrant des programmes de concerts, diffusés sur le net, nous nous sommes trouvés, littéralement, devant une page blanche.

Beaucoup ont pratiqué l'exercice en se rapprochant le plus possible du code officiel.

 

Mais, en réfléchissant aux apparitions et aux nombreux visages du Diable, nous avons décidé... d'EXPLOITER ce nouveau code, de la performance enregistrée en vidéo.

Ainsi, en 3 jours d'enregistrement, nous nous sommes également amusés à faire changer de costumes et de coiffures, au Diable, tandis que l'accompagnateur jouait alternativement sur le piano Steinway de la salle d'orgue du Conservatoire Niedermeyer, puis sur le piano Yamaha, aux sonorités plus acides, aux attaques plus tranchantes, et jusqu'au clavecin Ducornet... tandis que la caméra changeait aussi d'angles de vues, et de plans!

Compositeur très actif, improvisateur passionné, Orlando BASS a également proposé, à l'occasion, des introductions, et des clausules, à certaines scènes. Aux puristes qui s'en offusqueront, nous répondrons que, d'une part, le Diable recherche avant tout à s'amuser, et que, d'autre part, cette attitude, associant la vérité imprimée des partitions à la dimension de l'improvisation, était la réalité, dans les salons où l'on exécutait de la musique, au XIXème siècle, à l'époque des grandes œuvres musicales évoquant le Diable! Beethoven, Liszt, Loewe, Rubinstein, Balakirev, comptaient parmi les musiciens qui ont profondément marqué leurs auditoires par leurs improvisations.

 

Alors... laissez-vous tenter, et, sur l'invitation de ce Démon, "have fun"!!!

Demandez le programme, et... have fun!

 

 

Visages d'opérette

Invocation des nonnes, MEYERBEER, Robert le Diable

Flohlied des Mephistopheles, BEETHOVEN

Sérénade de Méphistophélès, BERLIOZ, La Damnation de Faust

Rondeau de Méphistophélès, GOUNOD, Faust

 

Visages inquiétants

Prologo, BOITO, Mefistofele

Imprécations du Démon, RUBINSTEIN, Demon

Ballata del mondo, BOITO, Mefistofele

Air de Nick Shadow, STRAVINSKY, The Rake's progress

Chanson de la puce, MUSSORGSKY

Choral, Couplets & Marche du Diable, STRAVINSKY, L'Histoire du soldat

 

Visages magiques

Berceuse de Méphistophélès, BERLIOZ, La Damnation de Faust

Invocation de Méphistophélès, GOUNOD, Faust

Évocation des mondes célestes, RUBINSTEIN, Demon

Valse des rêves, MASSENET, Grisélidis

Ballade de Tomski, TCHAÏKOVSKY, Pikovaya Dama

Air de Dappertutto, OFFENBACH, Les Contes d'Hoffmann

 

Visages sérieux

Prometheus, SCHUBERT

Credo di Iago, VERDI, Otello

 

Frédéric ALBOU, basse

Orlando BASS, claviers

Concert virtuel, enregistré les 26, 27 & 28 août 2020,

dans la salle d'orgue du Conservatoire Niedermeyer, Issy-les-Moulineaux,

à l'initiative de Frédéric LEMAIRE, organisateur des "Dimanches en mélodies", pour la Médiathèque Centre Ville d'Issy-les-Moulineaux

Which is Lucifer's true face in the operatic repertoire?

 

Est-ce le Méphistophélès de Goethe? Chez Spohr, Berlioz, Gounod, Boito, Busoni, Prokofiev? Chez Beethoven, Wagner, Mussorgsky? Chez Liszt?

Est-ce le Bertram de Meyerbeer?

Est-ce le Démon de Lermontov, auquel Rubinstein donne vie par sa musique?

Sont-ce les quatre diables des Contes d'Hoffmann d'Offenbach, Lindorf, Coppélius, Dappertutto et Miracle?

Est-ce le Diable de La Nuit de Noël de Gogol, apparaissant dans le Cherevichki de Tchaïkovsky, et La Nuit de Noël de Rimsky-Korsakov, ou encore dans La foire de Sorochinsky et la Nuit sur le Mont Chauve de Mussorgsky?

Est-ce le "Diable d'opérette" de Massenet, dans Grisélidis?

Est-ce encore le Comte de Saint-Germain, le fantôme dont l'ombre plane sur la Comtesse de la Dame de Pique de Tchaïkovsky?

Est-ce le Nick Shadow de Auden et Stravinsky?

Ou plutôt le Diable de Ramuz, dans L'Histoire du soldat, du même Stravinsky?

En plus de changer d'apparence, de nom, ou de costume (ou même, de légende), le Diable, à l'opéra, peut aussi changer de tessiture. Baryton ou basse, presque invariablement depuis la Resurrezione de Haendel, il peut aussi emprunter la voix criarde d'un ténor de caractère, dans La Nuit de Noël de Rimsky-Korsakov, comme dans L'Ange de feu de Prokofiev, ou un ténor plus lyrique, comme dans le Doktor Faust de Busoni. 

 

On peut très bien poser la question autrement: le Diable n'est-il présent à l'opéra QUE lorsqu'il est introduit comme tel?

"Credo in un Dio crudel che m'ha creato simile a sè", que vocifère le Iago de Verdi, pourrait très bien être le Credo du Diable!

Mais les paroles de Scarpia, "Dio creo diverse beltà, vini diversi: Io vo gustar quanto più posso dell'opra divina", pourraient tout aussi bien être dites par le Malin lui-même!

 

La dispersion de ces noms, de ces apparences, de ces visages, et les questions qu'elle pose, semble être faite pour nous préserver de céder à la tentation, et de faire un "pacte avec le Diable".

Mais il se peut qu'elle cache aussi d'autres enjeux, plus profonds. Qu'est-ce que la tentation nous apprend de nous-mêmes, de notre vérité intérieure, de notre rapport aux interdits, à la réalisation, ou aux fondements de notre culture?

Et si le "fruit défendu" de l'Arbre de la Connaissance se cachait, très exactement, dans cette interrogation?

Présentation

 

Relisons la biographie de Chaliapine par Victor Borovsky (Editions du Rocher), pages 170 à 176: "Le rôle de Méphistophélès, quant à lui, faisait déjà partie du répertoire de Chaliapine; il l'avait chanté dans différentes villes de Russie plus souvent que tout autre. Et pourtant, il ne lui donna pas satisfaction, pas plus au début qu'à la fin de sa carrière"! On trouve en effet confirmation de ces remarques dans les écrits de la grande basse russe. Celui qui a réformé le théâtre sur les scènes d'opéras, alors qu'il livre des clés précieuses, définitives, sur un large éventail de rôles, qu'il a marqués de ses interprétations (Boris Godunov, Salieri, Dosithei, Galitzky, Ivan Sussanin, Ivan le Terrible, Don Quichotte, Don Basilio, le Meunier, Farlaaf, pour ne citer que les principaux) exprime sans ambiguïté que le personnage du Diable demeure son échec! Bien qu'il y ait travaillé énormément, renouvelant systématiquement son interprétation, tentant de nouveaux angles, il se déclare frustré, au sujet du rôle qu'il a le plus fréquemment abordé sur scène! Tout en ignorant le Méphistophélès de La Damnation de Faust, ou les quatre diables des Contes d'Hoffmann, mais en interprétant le Démon de Rubinstein, et le Bertram du Robert le Diable, et en chantant fréquemment la Chanson de la puce de Mussorgsky, il a en effet abordé le personnage du Diable plus souvent qu'aucun autre, y-compris son célèbre Boris Godunov.

 

C'est dire l'avertissement donné aux barytons et basses qui s'aventurent sur ce terrain! Et comment ne pas s'y aventurer, compte-tenu du nombre impressionnant d’œuvres composées autour du personnage du Diable, généralement confié à une voix masculine grave?

 

Cette réflexion ouvre un territoire absolument PASSIONNANT! Plus on interroge les partitions musicales abordant le sujet, plus on comprend la popularité du thème, auprès des compositeurs, et des interprètes!

 

Ce parcours nous entraîne dans l'art lyrique AU SENS LARGE, opéra, mélodie, Lied, ballet, musique instrumentale. En plus de pièces pour piano, ou de poèmes symphoniques, l'apparition du Malin est l'occasion de pages orchestrales, quasi-symphoniques, aux instrumentations colorées, clinquantes, agressives, ou vaporeuses, mystérieuses, oniriques et séduisantes. 

 

Car le personnage, que la légende présente comme le premier révolté, celui qui transgresse l'autorité suprême, pratique l'interdit, s'intéresse aux désirs, aux tentations, remet en cause l'éducation, les dogmes, ce personnage est, pour les compositeurs, l'occasion de... PRATIQUER TOUT CE QUI EST INTERDIT en musique!

Dès le Moyen-Âge, les théoriciens avaient dénoncé le triton musical sous l'appellation de "DIABOLUS IN MUSICA". Que ce soit sous la forme de la quarte augmentée, ou de la superposition de tierces mineures, les compositeurs accompagnent fréquemment Méphisto de ce signal, qui fonctionne comme une signature.

Mais... la leçon est surtout de découvrir... tout ce qu'apporte la transgression des interdits, dans la pratique musicale!

Entre "Diabolus in musica" et Sturm und Drang, la distance est minime: Meyerbeer et Rubinstein nous le rappellent, et inspirent leurs successeurs. 

 

Que ce soit par la pratique du sarcasme, de la magie, ou du divertissement, le personnage du Malin donne lieu à toutes sortes de déclinaisons musicales, qui deviennent presque des passages obligés, pour les compositeurs.

On retrouve ainsi la Valse, et le Sabbat, chez Berlioz, Gounod et Boito, héritages de la célèbre Valse infernale de Meyerbeer, que Liszt paraphrase, dans ses Réminiscences de Robert le Diable

La pureté apparente de l’Évocation des mondes célestes, de Rubinstein, masque la progression modale capricieuse, et subreptice, qui détourne le do majeur initial en ré b, à la fin de la première ligne, pour passer presque aussitôt à ré majeur! Le Diabolus in Musica apparaît, à la fin de ce premier épisode, dans une double montée chromatique, par tierces mineures, de fa # à do...

Même l'apparente simplicité de la Berceuse de Berlioz est piégée: le même intervalle fa # - do apparaît, avec la phrase "Sur ce lit embaumé"...

 

La frénésie du Diable à rechercher le plaisir, les tentations, le divertissement, donne lieu à de fort riches scènes de ballets. Bien souvent, les œuvres symphoniques inspirées par le thème puisent leur origine dans le matériau orchestral des opéras, ouvertures, scènes de genre, et ballets. 

 

La surprise peut à l'occasion être grande, de découvrir des pages d'une beauté confondante, dans la Grisélidis de Massenet, quand le Diable invoque les âmes des rêves, pour troubler les amoureux, aux rythmes lascifs d'une valse enivrante, ou lorsque, dans Cherevichki de Tchaïkovsky, le Diable provoque une tempête de blizzard, qui se traduit par une page orchestrale digne des meilleurs poèmes symphoniques du compositeur!

 

Stravinsky cède lui aussi à la... tentation d'aborder le personnage... et il le fait à deux reprises: pendant la Première Guerre Mondiale, avec L'Histoire du soldat (la partition regorge de pièces instrumentales caractéristiques, qui nourrissent la célèbre Suite), mais aussi, après la Seconde Guerre Mondiale, avec le Rake's progress, et le personnage de Nick Shadow. 

 

A bien des égards, d'ailleurs, le travail de Chaliapine sur le personnage du Diable, à l'opéra, a été considérablement complété, et enrichi par celui qui a sans doute été le plus grand acteur sur les scènes lyriques, depuis le génial artiste russe, et est considéré, aux USA, comme le plus grand interprète de Nick Shadow, la basse américaine Norman Treigle (que Samuel Ramey cite comme un de ses modèles). Malheureusement pour nous, nous avons peu de témoignages du travail de Norman Treigle, en dehors de quelques enregistrements audio (magnifiques!), et des souvenirs de collègues, comme la grande Beverly Sills. En dehors de l'impact des "intentions" d'acteur (un élément sur lequel Chaliapine insistait constamment, pour le travail des rôles) identifiables dans ses enregistrements audio, nous disposons de photos simplement SIDÉRANTES de Treigle dans le Mefistofele de Boito. Pourquoi aucun film n'a jamais été tourné, de ses performances, dans le FaustLes Contes d'HoffmannMefistofele, ou The Rake's progress? Cela demeure un mystère, ainsi qu'une immense perte, pour nous tous, professionnels de l'art lyrique! Les récits confirment ce que les enregistrements et les photos suggèrent: autant dans ses interprétations du Diable, que dans les opéras de Copland et de Floyd, Norman Treigle a véritablement repris l'évolution ouverte par Chaliapine, concernant le travail d'acteur des artistes lyriques, une évolution qui est vraisemblablement poursuivie de nos jours par une autre basse russe, installée à New York, Vladimir Ognovenko.

 

De même que le thème est fréquemment abordé en littérature (les œuvres de Goethe, Lermontov, Ramuz, Auden, exploitées sur la scène lyrique, le confirment), les compositeurs le traitent non seulement sous la forme de l'opéra, mais encore du ballet, de la musique de scène (c'est ainsi que naît le projet de Beethoven, regroupant plusieurs Lieder, censés être chantés, dans le texte de Goethe, idée reprise ensuite par Wagner, tandis que Schubert et Loewe mettent en musique différents fragments isolés, puis par Schumann, pour un véritable projet, plus vaste, de musique de scène, qui prépare le terrain pour la dernière partie de la Huitième Symphonie de Gustav Mahler), voire, simplement, sous différentes formes instrumentales. Ainsi, Franz Liszt, qui propose une paraphrase du Robert le Diable de Meyerbeer, visite aussi le thème de Méphistophélès, à travers 4 Valses, qui renvoient à la valse figurant dans les opéras traitant le sujet, mais encore une Polka... et propose encore un développement symphonique, avec la Faust-Symphonie! Il faut encore ajouter que le thème rapide de la célèbre Sonate pour piano, développé dans la fugue finale, est précisément censé évoquer Méphisto! Le compositeur, qui rentre dans les ordres, au soir de sa longue existence, aura consacré une part ardente de sa création à visiter les transformations du Malin!

La basse bulgare Raffaele Arie a gravé naguère un album rassemblant les pièces composées autour du personnage du Malin: plusieurs versions du Flohlied y côtoyaient des extraits opératiques. Celui qui a créé le rôle de Nick Shadow a ainsi posé une pierre sur l"édifice: mais l'album paraît aujourd'hui... avoir ignoré bien des pièces significatives!

La Symphonie des Mille, de Mahler, à mi-chemin entre la musique de scène, le Lied, le genre symphonique, et l'oratorio, résume bien l'éventail des possibilités offertes par le mythe du Malin: même si elle traite davantage la partie philosophique du texte de Goethe, elle souligne combien le mythe permet de dépasser les cadres des genres, de circuler de l'un à l'autre, et d'enrichir considérablement la création.

Et c'est probablement de quoi il s'agit, essentiellement, dans cet éventail créatif: un thème particulièrement stimulant! Est-ce que les créateurs font un pacte avec le Diable, en livrant ces œuvres à la postérité? Il est plus vraisemblable qu'ils ont cherché à profiter du thème pour interroger les interdits de leur art, et, en repoussant les limites, ouvrir de nouvelles possibilités.

 

Pour le chanteur qui se trouve confronté au rôle, la question qui se pose, et que se posait Chaliapine, est la suivante: "Comment incarner le Mal absolu de manière vraisemblable?"

 

Lorsque j'ai pour la première fois été invité à incarner le personnage de Méphistophélès, dans deux versions de la scène de l'Eglise, par Schubert, et par Gounod, j'ai vécu ce questionnement au travers d'un autre: "Qu'est-ce que le Mal absolu, et comment agit-il, pour Marguerite?"

Le Malin que j'ai alors proposé était déguisé en moine, et représentait les interdits, les jugements, les conditionnements négatifs, au travers desquels Marguerite s'interdisait de vivre se désir, puis, ayant cédé à la tentation, se condamnait elle-même. Le paradoxe était que... le SIGNE même, représentant le dogme, la LOI, le Bien... suffisait à créer la sensation très claire du Mal! Le Mal était, en fait, un détournement du Bien, d'une mauvaise compréhension du Bien, ou... d'un mauvais enseignement spirituel!

 

Découvrant sur Netflix le personnage de la série inspirée des comics DC Vertigo, j'ai trouvé un écho aux questionnements que j'ouvrais, pour rendre le rôle plus vraisemblable. S'appuyant à l'évidence sur des recherches qui incluent la littérature, l'histoire musicale, jusqu'au texte de Lermontov (qui montre le Démon tombant amoureux d'une mortelle, et, tout en devenant vulnérable, dans ces sentiments, apprenant aussi à regarder les êtres vivants différemment), la série rappelle l'origine de Lucifer, comme Ange, Fils préféré du Père céleste, porteur de lumière (ce que dit, étymologiquement son nom). Il est envoyé aux Enfers, à la suite de DEUX fautes: il séduit Ève, au Jardin d'Eden, et la persuade de goûter aux fruits interdits de l'Arbre de la Connaissance, et prend la tête d'une révolte contre son Père. La série explicite que l'Humanité a pris l'habitude de LE rendre responsable de tout le mal commis, depuis la nuit des temps, et il s'est vu contraint d'endosser la responsabilité de Prince des Enfers, consistant à veiller à l'exécution des châtiments des condamnés. MAIS, comme il l'explique lui-même, ce sont les humains eux-mêmes qui se condamnent, en raison du mal qu'ils commettent sans son concours... et les portes de l'Enfer ne sont pas mêmes verrouillées!

Lucifer, pour sa part, s'il se voit comme le "punisseur", est en fait essentiellement intéressé par le désir... Pas n'importe quel désir (même s'il vit aussi une liberté assumée, par rapport aux plaisirs), mais le désir fondamental, profond: il a le don de faire avouer aux êtres leurs désirs profonds, en les fixant dans les yeux, et en leur posant la question "What is it, that you truly desire?" Le plaidoyer de Lucifer, dans la série, est que... les hommes sont tout à fait capables de faire le mal, sans son intervention. Pour sa part, il est intéressé par l'excellence, par le "fun", par la liberté, par le déploiement des possibilités intérieures, en toute liberté, et s'avère incapable de mentir!

Dans le tout premier épisode de la série, à une actrice qui lui demande, inquiète au sujet de la faveur qu'elle lui a demandée, si elle a "vendu son âme au Diable", il répond: "Oui, et ce que je vais te demander en retour va être très difficile pour toi: je vais te demander de te ressaisir, de te remettre au travail, de te donner à fond! Tu es en train de gâcher ton talent, ta vie: tu vaux beaucoup mieux que ça! Je veux te voir devenir la meilleure version de toi-même! Voilà ce que je te demande, en retour de ma faveur!"

Parmi ses livres, il garde un manuscrit de William Shakespeare, qui le remercie pour le coup de pouce qu'il lui a donné, pour "Hamlet"...

En somme, ce que ce Malin-là veut, plus que tout, pour chacune et chacun d'entre nous, se résume à ces mots: "HAVE FUN"!

 

Et si... le fond de tous ces mythes, de toutes ces "représentations d'opérette", n'était qu'un voile, pour dissimuler d'autres réalités, que le système voudrait absolument éviter d'affronter?

 

Y a-t-il quelque chose à apprendre, de ces jeux avec l'interdit?

 

La question du responsable du Mal absolu cache une autre question. la possibilité d'une étonnante manipulation spirituelle, à l'origine de ces représentations archétypiques.

Le Mal est bel et bien NOTRE responsabilité! Ce qui est décrit comme cas de possession est vraisemblablement le résultat d'une éducation mal comprise, qui dégénère en obsession: comme le suggère George Steiner ("Dans le château de Barbe-Bleue"), à force d'agiter la menace de l'Enfer, d'en enrichir l'image, de la multiplier, pour faire peur aux fidèles, l'Humanité a fini par le faire, littéralement, surgir dans la réalité: c'est de cette manière que Steiner lit la responsabilité de la culture occidentale, dans l'émergence des deux grands conflits mondiaux du XXème siècle, et des atrocités commises à leur occasion. C'est bien là NOTRE responsabilité, en tant qu'humains!

 

Mais... l'autre terme de l'équation est tout aussi révélateur. La doctrine de Saint-Paul repose sur le primat de la foi, sur l'action. En somme, la garantie des valeurs supérieures, qui constituent l'Humanité à laquelle adhèrent les fidèles du système, repose sur l'autorité supérieure, immanente, d'un ensemble de représentants d'un ordre garanti, dans une dimension supérieure à l'existence.

Si une telle projection garantit très efficacement l'obéissance aveugle du plus grand nombre, pendant des siècles, elle n'en constitue pas moins un dangereux contresens, en termes de morale civile!

Et il y a un danger, dans ce contresens: c'est celui de dissoudre la responsabilité, pour la remettre en des mains qui nous dépassent.

Or, qu'en est-il, de concepts tels que la Justice, la Fidélité, l'Honnêteté, l’Équité, le Respect, l'Egalité, si nous en remettons l'existence en des mains extérieures (fussent-elles déclarées "bonnes", ou "aimantes", animées de bonnes intentions)?

 

En fait, le rapport à ces autorités spirituelles est exactement le MÊME que le rapport que des citoyens entretiennent avec l'Etat, dans une démocratie!

La réalité de la démocratie dépend AVANT TOUT de la manière dont ses citoyens la vivent, et s'engagent dans son devenir. Cela signifie, très concrètement, que les citoyens qui renoncent à s'impliquer dans la vie démocratique, pour actualiser comment vivre la Justice, l'Egalité, la Liberté, l'Honnêteté, l'Engagement, l’Équité, ont en fait déjà cessé de vivre en démocratie, et se préparent à la disparition de ces vérités, qui deviennent, rapidement, des concepts abstraits.

 

Non seulement la même chose vaut, sur le plan spirituel, mais... l'Eglise, ou bien gouvernait directement, pendant une bonne part de l'histoire, ou bien était associée au gouvernement. Il est donc très clair que le rapport est EXACTEMENT le même: si nous nous déchargeons des notions fondamentales par lesquelles nous définissons notre Humanité, elles disparaissent!

 

Ce n'est qu'à compter du moment où nous nous engageons, dans notre vie concrète, matérielle, et sociale, pour être justes, honnêtes, fidèles, respectueux, démocratiques, que nous avons une chance de faire exister ces notions abstraites, de les rendre réelles!

Le magistère des confessions religieuses devrait, tout au plus, nous sensibiliser à ces notions, et nous inviter à les pratiquer. Ceux qui professent en détenir les clés, et en garantir la stabilité, en nous considérant comme des "mineurs", incapables (à cause de la faute originelle) d'infléchir nos actions sans l'intervention providentielle d'une personne supérieure, nous font courir le danger de la perte de la responsabilité.

Le sacrement de la confession pose cette problématique.

Mais le personnage du Malin, tout autant: car il porte la responsabilité des fautes, comme si elles n'étaient pas clairement les NÔTRES!

 

Il est bien plus vraisemblable que les forces spirituelles commencent à intervenir dans nos vies DES LORS QUE NOUS NOUS ENGAGEONS pour faire exister les notions qui alimentent nos convictions. C'est bien plutôt de la sorte, qu'il faudrait comprendre le célèbre verset: "Aide-toi, et le Ciel t'aidera"!

 

Un autre aspect problématique de cette éducation spirituelle est cet autre verset: "Si ton bras t'entraîne au péché, coupe-le"!

C'est très probablement une des raisons de la révolte de l'Ange Déchu...

N'y a-t-il rien d'autre à faire, pédagogiquement?

De ce point de vue, l'éducation judéo-chrétienne est en contradiction radicale avec l'éducation romaine de l'Antiquité. Il faut relire, à ce sujet, les pages précieuses de Pascal Quignard, dans Le sexe et l'effroi: dans la Rome antique, l'éducation repose essentiellement sur la prise en compte des instincts, leur développement, leur modération, leur harmonisation. C'est un système radicalement différent. Les résultats, en terme de comportements, donnent certes des Empereurs ayant des difficultés avec la notion de "limites", mais aussi des citoyens courageux, et engagés, des généraux capables d'abnégation, et de vision à long terme (sans parler du sens de l'honneur), des stoïciens, des épicuriens harmonieux... Le système judéo-chrétien valorise... les martyrs, brûle les personnes capables de phénomènes interdits par les autorités religieuses, exorcise des personnes souffrant d'obsession spirituelle du Mal, et aboutit à la création de la psychanalyse!

On peut imaginer que l'Ange de la Lumière, épris d'excellence, autant que de bonheur, ait éprouvé un violent sentiment de révolte, à l'origine de ces dogmes.

 

Plus grave encore... Les questions que pose Lucifer rejoignent la condamnation de Prométhée par Zeus: le Titan qui a donné naissance à la 2nde génération des hommes (la première ayant été exterminée par le roi des dieux), est puni pour avoir apporté aux hommes la connaissance et la lumière, et ainsi désavoué l'autorité suprême!

Le texte de Goethe, Prometheus, mis en musique par Schubert, pourrait en fait très bien s'appliquer à Lucifer! L'Ange déchu est condamné à administrer les Enfers, et à assumer la responsabilité universelle du Mal, pour l’Éternité, parce qu'il a entraîné l'Humanité dans le péché, en incitant Ève à goûter les fruits de l'Arbre de la Connaissance, et parce qu'il s'est révolté contre l'autorité supérieure de son Père!

 

On peut encore admettre que ces représentations aient pu avoir cours, au Moyen-Âge, en pleine période féodale, reposant sur l'obéissance à l'autorité personnelle unique d'un monarque, dans des conditions de connaissances scientifiques assez relatives.

Mais... vivant aujourd'hui dans des systèmes se réclamant de la démocratie, pouvons-nous encore sérieusement valider une telle représentation, sans voir que l'autorité supérieure divine fonctionne de manière totalement monarchique, et absolue? Et si... le Fils préféré avait... ne serait-ce qu'en partie, eu raison de se révolter contre son père?

Relisons l'histoire de la révolte d'Absolon contre son père David: le roi représente une légitimité, qui lui permet de s'autoproclamer comme le Bien, mais le fils a des arguments, qu'il ne pourra jamais faire valoir, avant de trouver la mort.

L'argument spirituel invoqué est... l'Amour. Mais quel amour, au juste? Lorsque la contestation, la dissension, ou le désaccord, sont punis d'extermination? Le Déluge est une bien étrange expression d'amour, dans le respect de la liberté de la créature aimée! L'envoi du Fils préféré aux Enfers, parce qu'il a osé désobéir, se révolter, et contester l'autorité paternelle, l'est tout autant. L'extermination de Sodome et Gomorrhe, de même!

 

Pouvons-nous aussi, en 2020, continuer de valider la condamnation de celui qui a incité l'Humanité à transgresser l'interdit vis-à-vis des connaissances? Nous vivons aujourd'hui dans une culture de l'expérimentation scientifique: à défaut de TOUT connaître, nous sommes en mesure d'évaluer très clairement l'évolution des connaissances, depuis l'Antiquité, et des méthodes d'investigation. Pouvons-nous sérieusement continuer de déclarer mauvais (maudire) celui qui a invité l'Humanité à transgresser l'interdit de la connaissance?

 

En d'autres termes, en reprenant une argumentation qui aurait pu être proposée par Gorgias, pouvons-nous encore aujourd'hui condamner Prométhée? Et, de la même manière, depuis que Nietzsche, par la publication de Ainsi parlait Zarathoustra, a prononcé l'heure du décès de Dieu, pouvons-nous continuer de condamner l'Ange déchu, et de lui faire porter le poids de NOS fautes, de NOS responsabilités?

 

Lorsque nous cultivons le négatif, le spirituel amplifie nos actions, et décuple leurs répercussions: nul besoin d'un Diable pour cela. Lorsque nous nous contentons de reporter notre responsabilité sur des instances supérieures, le spirituel amplifie notre inaction, et en aggrave les conséquences, jusqu'à nous faire perdre tout impact, et toute foi!

 

L'heure est venue, en développant cette série lyrique, de prendre nos responsabilités, et de décider comment nous avons envie de vivre, de reconstruire notre monde, frappé par la surprise du COVID 19, de définir notre humanité. C'est d'abord à nous, à décider d'être justes, honnêtes, fidèles, déterminés, respectueux (du vivant, de nos semblables, de la Vie, de la Terre), paisibles, engagés, courageux, heureux, harmonieux... A ce moment, le spirituel pourra se mettre en vibration, autour de notre action, pour l'amplifier, lui donner une résonance plus profonde!