Grenzen der Menschheit

 

 

 

Hugo WOLF                       Grenzen der Menschheit (Goethe, 1891)

                                           Drei Michelangelo-Lieder (1898)

                                           1. Wohl denk’ich oft an mein vergang’nes Leben

                                           2. Alles endet, was entstehet

                                           3. Fühlt meine Seele das ersehnte Licht von Gott

 

Richard STRAUSS              Zwei Gesänge, Op. 51 (1903)

                                           1. Das Thal

                                           2. Der Einsame

 

Johannes BRAHMS            Vier ernste Gesänge, Op. 121 (1896)

                                           1. Denn es gehet dem Menschen wie dem Vieh

                                           2. Ich wandte mich und sahe an

                                           3. O Tod, o Tod, wie bitter bist du

                                           4. Wenn ich mit Menschen und mit Engelszungen redete

 

Richard WAGNER            Anrede des Amfortas (Parsifal, 1882)

 

Hugo WOLF                       Prometheus (Goethe, 1889)

  

Frédéric ALBOU, Baß

Olivier DAURIAT, Flügel

 

Hugo WOLF: Alles endet, was entstehet, aus der Michelangelo-Liedern

Virginie DEJOS, Flügel

Paris, October 30th, 2016

Note d'intention

En plongeant dans cette période précédant à la fois des révolutions sans retour, et des conflits aux conséquences lourdes, qui semblent faire écho au choc de la Révolution française, suivie de peu par les guerres napoléoniennes, nous avons le sentiment de poser devant notre époque un jeu de lentilles gravitationnelles, qui pourrait peut-être nous permettre d'en projeter l'image, et de parvenir à mieux en discerner l'urgence.

 

L'urgence, en effet, est-elle de cultiver les nouveaux modèles de téléphones portables, ou de centrales numériques domestiques, ou de consommer des quantités folles d'énergie pour alimenter l'avancée des prototypes de nouveaux ordinateurs super intelligents et réactifs, alors que notre planète est épuisée de notre comportement, que l'accélération de la destruction de la biodiversité croit presque aussi vite que l'expansion de l'Univers, et qu'un nombre préoccupant de nos semblables sombre dans une irrémédiable pauvreté?

 

Au moment où les quelques 1500 milliardaires qui se referment dans un monde virtuel, dans lequel ils créent jusqu'à l'argent avec lequel ils écrasent ce qui les entoure, n'est-il pas urgent d'interroger si les hommes ont bien compris l'avènement de l'Übermensch, le Surhomme, annoncé par le Zarathushtra de Nietzsche, en même temps que la mort de Dieu?

 

Car, de même que les plus riches devront en définitive se soumettre à la mort, la Terre cessera très bientôt de produire à leur demande, et posera alors la question du vrai sens de leurs richesses.

La toute puissance est-elle accessible à ceux qui se noient dans la dimension matérielle, et s'affranchissent de toute limite?

 

La situation actuelle pose plusieurs questions graves.

La richesse concerne-t-elle l'argent uniquement? Concerne-t-elle même l'argent, tant soit peu, en définitive? 

La richesse n'est-elle pas au contraire ce qui, précisément, nous est donné, et peut être à tout moment perdu? Comme... la vie, la liberté, l'amour, l'amitié, le travail, le bonheur, le sentiment du lien, la connexion spirituelle avec l'Au-delà, la capacité à créer, même à partir de rien, l'inspiration, la réalisation de projets, la transmission, le respect de l'autre, dans sa différence, comme dans la contradiction, d'où nous pouvons apprendre tellement?

 

Aussi, aujourd'hui, plus encore qu'en 1900, ou après 1789, nous avons quelque chose à apprendre des méditations des poètes et des musiciens qui, au tournant des chocs du XXe siècle, tentaient de mettre en garde leurs contemporains contre la tentation de se prendre pour des Surhommes, en oubliant les Grenzen der Menschheit, les limites de la condition humaine.

 

Car... la lecture fidèle du texte de Nietzsche révèle que l'accès au statut d'Übermensch est interdit à ceux qui misent tout sur la dimension matérielle, et accessible uniquement à ceux qui embrasseront le chemin de leur élévation spirituelle. Dans un message qui rejoint l'initiation orphique, Zarathushtra regarde notre époque avec une expression déçue: la civilisation qui se prétend la plus brillante de toutes est en train de préparer sa chute, sa perte définitive, au moment même où elle a la folie de rêver de coloniser d'autres terres!

La mort annoncée du Dieu pourrait avoir comme corollaire l'invitation faite à l'homme de le remplacer, mais non dans la dimension matérielle, mais plutôt par l'élévation spirituelle. De ce point de vue, l'homme d'aujourd'hui est bien loin de contribuer à la résurrection du divin.

 

Peut-être nous faut-il regretter les déchirements d'Amfortas, qui, du moins, est conscient de l'appel de l'Au-delà, malgré la torture de la maladie. Mais c'est surtout la sagesse d'un Uhland, l'émerveillement d'un Michel-Ange, devant l'amour, et la sensibilité à la Beauté, qui peuvent aujourd'hui sauver notre monde en déroute.

 

Voici donc le chemin que nous vous invitons à suivre avec nous.

Présentation

Europe germanophone, autour de 1900.

En plein essor de l'industrialisation se prépare le renversement de l'ordre ancien. Le pouvoir des monarchies et des églises est sous le coup d'une contestation qui se nourrit des doctrines philosophiques phénoménologique et communiste, autant que du développement de nouvelles disciplines, comme le darwinisme, la virologie, la psychanalyse, ou encore la découverte de l'ADN, des champs électro-magnétiques, ou la classification des éléments par Mendeleïev, à quelques encablures de la théorie de la relativité, énoncée par Einstein, en 1905.

Entre 1883 et 1885 paraît en Allemagne "Also sprach Zarathustra", qui, symboliquement, annonce l'heure de la mort de Dieu!

 

Pendant un moment de latence, l'Humanité peut rêver avoir repoussé ses limites, et s'être libérée de ses chaînes. Suivant l'invitation du Prométhée de Goethe, elle peut croire être dégagée de l'obligation de rendre hommage au "schlafenden da droben". C'est probablement une part des énergies qui animent les mouvements révolutionnaires, qui s'organisent, en Allemagne, en Europe centrale, ou en France: si, à la surprise générale, c'est en Russie, qu'ils aboutissent, en 1905, mais surtout en 1917, c'est bien en Europe, qu'ils ont grandi, en opposition à un ancien régime, à une grande bourgeoisie, qui a consolidé sa fortune, et sa domination, au moyen des nouveaux outils d'une industrialisation désormais mondiale.

Alors que les premiers avions commencent à prendre leur envol, et que l'électricité est utilisée de plus en plus universellement, le sentiment de cette révolution se répand. La vie quotidienne se trouve affectée par ces changements, et c'est un ordre ancien, qui s'efface, en même temps que le Dieu décrété mort!

 

Dans ce climat de changement, de progrès, de tensions, les frontières semblent moins lointaines, les limites de l'impossible semblent repoussées. Un relatif sentiment de sécurité sanitaire accompagne l'évolution des découvertes médicales, et les progrès de l'hygiène.

 

Pour autant, l'être humain est toujours soumis à la nécessité de vieillir, et de mourir!

On peut bien décider que Dieu est mort, tout comme les anciens dieux du Panthéon antique, lorsqu'on contemple, avec de nouveaux télescopes, les planètes qui portent les noms de Jupiter, Neptune, Vénus, Mars, Saturne, le vertige de l'éternité vient tout de même nous rappeler combien notre condition demeure insignifiante. Même mort, ce Dieu créateur nous défie par la longévité de son existence, qui écrase celle de l'homme! Les paroles de Goethe, évoquant les Grenzen der Menschheit, demeurent vraies, dans leur sévérité. 

Il est significatif qu'Hugo Wolf ait choisi de revisiter ces deux pièces, naguère mises en musique par Schubert: s'il a la conviction de pouvoir faire mieux que son devancier, il est surtout intéressant de voir ces deux textes repris, dans des contextes historiques et sociaux si différents! Car Wolf, à deux années d'intervalle, épouse successivement la révolte qui gronde, et l'âpre réflexion du memento mori.

La révolte de Prometheus exploite un univers musical qui évoque le premier mouvement du 1er Concerto pour piano de Liszt, spectaculaire, et tendu: le dialogue avec la voix évoque les moments les plus intenses des pages wagnériennes, dans une tessiture qui est à mi-chemin entre Wotan et Telramund. Quant à Grenzen der Menschheit, le compositeur y déploie un fascinant langage harmonique, où les modulations semblent glisser par délicates touches chromatiques, et ouvrir des abîmes, tout en laissant la place à des épisodes de marches très démonstratives, soulignées par de magnifiques demi-teintes. La tessiture vocale est celle d'une basse dans toute la beauté de ses capacités expressives.

 

Le memento mori se retrouve au coeur du célèbre cycle des Quatre chants sérieux de Brahms, sur des textes tirés de l'Ancien Testament, et (pour le dernier) de Saint-Paul: le dépouillement de l'écriture est saisissant, dès l'ouverture, mais permet également, précisément, un élan symphonique. Le caractère percussif, lancinant, des basses, sert de transition entre ces deux extrêmes. La nudité la plus sévère atteint son point culminant dans le n° 3, adressé à la mort ("O Tod, wie bitter bist du"), mais on trouve aussi l'expression d'une tendre compassion, dans le n° 2, et la partie lente du dernier mouvement. Celui-ci est également l'occasion d'une impressionnante explosion de lumière, sur l'affirmation de foi de l'apôtre aux Corinthiens. La ligne vocale est presque instrumentale, dans sa sobriété, et le rapport au texte est d'une exigeante simplicité. La tessiture est celle d'un baryton dramatique capable des plus douces nuances. On est souvent surpris de redécouvrir que ce cycle précède de peu la charnière de 1900, et concentre la science de la composition de Brahms dans la toute dernière phase de son activité. L'analyse détaillée de la partition confirme pourtant l'impressionnante maîtrise à laquelle il est parvenu, et laisse entrevoir des problématiques que l'on retrouve par exemple chez Richard Strauss.

 

Avec le compositeur qui a mis en musique Also sprach Zarathustra, nous retrouvons le memento mori, dans ce très beau cycle, Opus 51, existant en version orchestrale, aussi bien qu'en chant / piano. Deux formes différentes sont proposées. Si le poème "Wo ich bin", tiré de l'Intermezzo de Heinrich Heine, est l'occasion d'une pièce particulièrement sombre, pour basse profonde, qu'éclaire à peine le souvenir des joies de l'amour, la première est une méditation heureuse et apaisée, à l'évocation de la beauté de la nature, dans le cadre de la vallée, dans laquelle le poète Ludwig Uhland voit toute sa vie devenir cohérente, entre les souvenirs heureux, les épreuves passées, et les retrouvailles au présent, et envisage avec sérénité le moment du grand départ, dans un sentiment d'appartenance. Musicalement, cette pièce magnifique, pour basse, se présente comme une "répétition générale" de "Im Abendrot", dans les célèbres Quatre derniers Lieder.

 

On retrouve le memento mori, au coeur du cycle des Michelangelo-Lieder de Hugo Wolf, dans une autre pièce sombre, hiératique, presque décharnée, demandant à la basse les nuances les plus délicates, pour suggérer la disparition des êtres dans la mémoire lointaine de la mort. 

Le premier mouvement, en revanche, est presque heureux: s'il évoque une période de la vie du poète où il éprouvait la sensation d'être coupé des autres êtres, c'est pour mieux dire le bonheur de se trouver compris par la femme aimée, et la surprise émue d'être l'objet de ses attentions. Il semble bien que l'écriture évolue des sombres angoisses d'une solitude désespérée vers une détente de toutes les tensions, explosant dans une lumière d'autant plus vive qu'elle jaillit d'une progression harmonique tendue, depuis fa mineur jusqu'à mi majeur! C'est dans l'aigu de la voix de basse, sur une tenue sur le mi aigu, que le sentiment de bonheur de l'amour humain s'exprime.

La pièce qui clôt le cycle, tout en posant le problème des "limites de la condition humaine", est peut-être plus forte, plus profonde, encore! En effet, il s'agit d'une de ces fascinantes méditations de Michel-Ange sur ce qu'est la beauté, ce qui explique sa sensibilité à la beauté. La question qui affleure à la conscience est celle d'une possible mémoire, dans son âme, d'une origine divine: c'est presque une perspective orphique, qui s'impose, dans la fin du poème, et qui tend une déclaration d'amour ayant beaucoup de panache. Le geste musical épouse en profondeur les moindres nuances de ce tissage poétique, en affrontant les exigeants horizons de l'éternité, tout comme l'émotion amoureuse... qui trouve son comble dans un decrescendo où se dit toute l'intensité du désir et du bonheur. Ces pièces extrêmes du cycle, contrairement à la lecture qui en est généralement proposée, nous paraissent musicalement affirmer une lumière vive, gagnée, conquise sur l'obscurité de la condition humaine, et il nous paraît être de notre devoir de l'exprimer dans notre performance.

 

D'autant que c'est dans un contraste absolu que le programme se clôt, avec la grande plainte d'Amfortas, tirée de la fin du Ier Acte du Parsifal de Wagner: ce qui est l'œuvre la plus ancienne du programme (1882) sonne pourtant comme la plus moderne. Tant par sa forme (le continuum rythmique, qui peut par moments paraître "non mesuré"), que par sa structure (des éléments subsistent, organisant le discours, mais ils sont pris dans un projet plus vaste, dont le geste illustre en fait la passion presque irrationnelle, et contradictoire, du personnage), par les moyens mis en œuvre (récitatif, Aria, leitmotive à l'orchestre, réseaux de motifs s'interpénétrant, phrases entrecoupées au chant, parfois haletantes, jusqu'à une description d'un état psychosomatique pathologique, etc.), la scène, bien que très variée, libère une puissance peu ordinaire, même en comparaison du Prometheus de Wolf, dont il faut bien aussi expliquer les raisons par l'efficacité théâtrale (un personnage hissé à l'une de ses figurations les plus abouties de l'histoire), en même temps que la richesse de l'écriture chromatique, la manière dont tonalités et motifs hantent l'imaginaire, l'incroyable lyrisme, qui subsiste, même à ce stade plus "contemporain" de l'écriture musicale, et la manière dont le compositeur parvient à faire exprimer à la voix de baryton dramatique tout son potentiel expressif. Il faut bien admettre que cela tient du miracle, et que nous sommes là devant un des moments exprimant le sentiment des limites de la condition humaine qui contient le plus de révolte contre elle!

 

Ainsi, au tournant des deux siècles, alors même qu'une partie de l'opinion mondiale semble vivre dans l'illusion de s'être libérée des freins d'autrefois, s'élèvent des voix qui rappellent que, devant l'éternité, et les immenses espaces de la création, nous demeurons bien peu de choses. Et c'est avec les moyens musicaux les plus riches de cette époque, que ces voix expriment la mélancolie des Grenzen der Menschheit!