Peindre la Grande Guerre

Construire la Paix

 

 

 

Frédéric ALBOU, baryton-basse

Brigitte CLAIR, piano

 

 

 

Note d'Intention

Est-il possible d'évoquer, par la musique et la poésie, la fin de la Grande Guerre, qui a déchiré le monde, autour de la vieille Europe, entre 1914 et 1918?

 

OUI! Nous avons en effet évoqué la confrontation centrale, entre l'Allemagne et la France, depuis les débuts du conflit, quand les soldats partaient "la fleur au fusil", pour une guerre qui devait être terminée avec l'été, jusqu'à l'Enfer incarné sur terre.

 

Le constat, passant par des descriptions de combats, ou des exécutions de déserteurs, des des blessés, des visions de champs de batailles gorgés de sang, est que le seul sens que peut prendre cet événement, dans l'Histoire, est celui de la rencontre entre les peuples, entre les humains, et de la découverte qu'ils partagent une même condition humaine.

 

Tous, en effet, soldats, officiers, techniciens... tous, ayant des métiers dans la vie civile, médecins, administrateurs, journalistes, prêtres, enseignants, poètes... tous se retrouvent, en Enfer, devant la découverte qu'ils sont avant tout humains.

 

C'est ce qui a guidé, dans notre évocation de la brutalité, de l'horreur, de l'insoutenable émotion, la conduite d'un puissant mouvement souterrain, visant à montrer, à l'inverse, ce que les belligérants partageaient, déjà, à cette époque, et qu'ils ont mis en commun, par la suite, dans la construction du monde dans lequel nous vivons, essentiellement attaché aux idées de la démocratie, et au travail pour résister à la tentation de la guerre, et construire durablement la paix, en harmonie avec l'environnement!

 

Car la Guerre de 14-18, autant qu'elle a été historiquement le pivot de l'émergence de deux nouvelles grandes puissances, venues prendre le relais de la vieille Europe, les Etats-Unis d'Amérique, et la Russie soviétique, est aussi, pour cette Europe, une guerre de sortie progressive des vieux modèles impériaux. Qu'il s'agisse de l'Empire allemand, qui est mis à genoux par le problématique Traité de Versailles, de l'Empire austro-hongrois, de l'Empire britannique, dont la fin est encore à venir, ou de l'ancien empire napoléonien des Français, comme de l'Empire russe, c'est toute une vision du monde, de la culture politique, qui s'estompe, au lendemain de ce terrible conflit, pour faire place à un projet, encore mal défini, dans la paix signée, et qui trouve tout son sens à l'issue de la Seconde Guerre mondiale.

 

Paradoxalement, c'est peut-être d'Allemagne que vient la vision du monde politique moderne, celui dans lequel nous vivons aujourd'hui, qui a pu prendre place à l'issue de ces deux conflits mondiaux! En effet, nous vivons aujourd'hui dans une situation prédite par l'opuscule Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique du philosophe Immanuel Kant!

 

C'est pourquoi nous nous sommes efforcés, avec ce programme, de tisser des liens entre les protagonistes et belligérants... qui nous revoient aux enjeux de notre monde actuel.

Présentation

 

La feuille de route était redoutable!

Il fallait évoquer la guerre, et la signature de la paix... mais en moins de temps imparti que pour un roman, ou un opéra, comme chez Tolstoï, ou Prokofiev!

 

Il fallait aussi évoquer de grandes figures artistiques, ayant pris part à la Grande Guerre, ou qui ont été emportées dans le même flot de l'Histoire, comme les musiciens Albéric Magnard et Achille Claude Debussy, ou les poètes Rupert Brooke et Guillaume Apollinaire.

 

Il fallait encore évoquer des événements... tels que le retrait de la Russie, à la suite de la Révolution d'Octobre 1917, ou l'entrée dans le conflit des Etats-Unis d'Amérique. 

 

Nous avons de surcroît, avec Brigitte Clair, souhaité tracer les liens plus profonds existant entre les pays, pour suggérer qu'un des fruits inattendus de la guerre est de laisser entre les peuples, entre les hommes, des blessures aussi profondes que l'amour qui déchire et unit les familles dysfonctionnelles!

 

Présenter le miroir des arts de salon face aux arts de la guerre, entrer sur le champ de batailler avec les seuls outils de la poésie et de la musique, c'était a priori "Mission impossible", sauf à disposer d'un véritable plan de bataille, reposant sur une stratégie élaborée!

 

C'est la raison pour laquelle il fallait montrer que cette Grande Guerre, de 1914-1918, puise ses racines plus profondément dans l'histoire européenne commune.

 

Pour évoquer la mort d'Achille Claude Debussy, en 1918, dont c'est également le centenaire, nous avons ainsi choisi un Rondeau de Charles d'Orléans, "Pour ce que Playsance est morte". Acteur de la Guerre de Cent Ans (l'infortuné vaincu de la bataille d'Azincourt), Charles d'Orléans est retenu 25 ans prisonnier dans la Tour de Londres, d'où il écrit la plupart des poèmes pour lesquels il demeure connu du grand public.

Juste avant ce Rondeau, nous ferons entendre une chanson monodique, qui a très bien pu résonner à la fin de cette guerre: L'homme armé, un appel aux armes, qui rappelle les tensions existant entre les deux ennemis héréditaires.

 

La Grande Guerre démarre par l'épisode dans lequel les soldats s'engagent dans le conflit, persuadés de revenir à la fin de l'été, et partent presque en chantant, "la fleur au fusil"! Nous avons choisi de l'exprimer en italien, avec l'Air de Figaro "Non più andrai farfallone amoroso", tiré des Noces de Figaro de Mozart, qui constitue par ailleurs une formidable métaphore musicale de parade militaire. Du reste, l'ouvrage était alors sur les plus grandes scènes lyrique du monde.

 

Très vite, pourtant, la désillusion de l'horreur des combats, des balles qui sifflent, de l'utilisation de nouvelles armes, de nouvelles conditions de guerre, des blessures, des corps sans vie, des charniers, submerge les consciences.

C'est à la musique allemande, avec le langage symphonique et vocal de Gustav Mahler, qui fait exploser les cadres harmoniques, et prépare l'émergence du dodécaphonisme, qu nous confions cette illustration. Tiré du cycle Des Knabenwunderhorn, conçu peu de temps avant la Grande Guerre, Revelge évoque précisément l'enfer d'une bataille: dès la version chant / piano, la partition de piano est investie de développements quasi orchestraux, et propose une peinture sidérante de la guerre. Le travail sur la consonne {R], traitée comme une onomatopée, à la voix, vient renforcer ce travail, comme si Mahler introduisant un nouvel instrument spécial, en utilisant le texte de manière optimale.

 

C'est encore au même recueil que nous puisons, pour illustrer les épisodes de désertions, de mutineries, et les exécutions de soldats, qui ont traumatisé les imaginaires collectifs, pendant la période. Der Tamboursg'sell est une implacable marche vers le peloton d'exécution.

 

Nous avons souhaité montrer combien les enjeux de l'Europe Centrale, autour de l'Allemagne, héritage de la période napoléonienne, sont au coeur de cette Grande Guerre, comme une survivance fantomatique des guerres de l'Empereur, assoiffé de conquêtes. C'est pourquoi vous verrez surgir les fantômes de deux grenadiers, évoqués par Robert Schumann, sur un texte poignant de Heinrich Heine, avec l'incroyable surprise de la fin de ce Lied, chantant la France avec une ferveur inattendue!

 

Il fallait encore rendre hommage aux alliés anglais. Beaucoup d'encre a coulé, pour évoquer la manière dont "l'ennemi héréditaire" de la France, dans la Guerre de Cent Ans, ou les Guerres napoléoniennes, en est devenu le plus fraternel soutien, dans cette Grande Guerre de 14-18. Le traumatisme a été particulièrement rude, pour les Anglais, qui ont vu nombre de leurs jeunes venir offrir leurs vies dans les tranchées françaises, ou sur d'autres théâtres d'affrontements.

Rupert Brooke, décédé en 1915, au cours d'un transfert de troupes, a laissé le poème patriotique le plus célèbre de la guerre, avec ce "Soldier", mis en musique par John Ireland.

 

La mélodie américaine d'Arthur Foote, "O red is the English rose", sur un poème de Charles Alexander Richmond, va presque plus loin encore, dans l'évocation de la fraternité qui unit dans le sang l'Angleterre et la France!

 

Fidèles à l'ultime volonté de son ami Joseph-Guy Ropartz, "Souvenez-vous de Magnard", nous rendons hommage à ce magnifique compositeur, auteur d'un des plus beaux quatuors à cordes français. Sommé par un détachement allemand, en septembre 1914, de mettre son manoir de Baron, dans l'Oise, à disposition d'une réquisition, Albéric Magnard répond avec sa carabine, en ouvrant le feu! Quelques minutes plus tard, le détachement revient, avec l'artillerie, et, en quelques minutes, détruit le manoir, tuant le compositeur, et provoquant un incendie, qui ravage une grande partie de ses œuvres!

Et pourtant... si nous lisons attentivement la partition de cette étonnante mélodie, A Elle, nous constatons qu'elles est précédée d'une double épigraphe musicale... qui cite deux thèmes de la Walkyrie de Wagner! N'est-il pas étonnant qu'un des principaux héritiers français du langage musical wagnérien (sans compter son prénom, qui renvoie à un des principaux personnages de la Tétralogie), ait été tué par des soldats allemands?

 

C'est d'ailleurs pour se moquer de la Walkyrie de Wagner, que la firme française Bel a lancé, en 1920, le célèbre label de fromages... La Vache qui rit!

 

Guillaume Apollinaire est une autre grande figure artistique française associée à la Grande Guerre. Il meurt le 9 novembre 1918, 2 jours avant l'armistice!

Soldat dans les tranchées, où il est blessé d'un éclat d'obus, reçu à la tête (il sera "trépané de guerre", puis démobilisé), Apollinaire, fils de nobles polonais fonctionnaires du Vatican, reçoit aussi pendant la guerre la nationalité française!

C'est par un poème évoquant un épisode étrange de sa vie, que nous lui rendons hommage. A la Santé a en effet été écrit à la suite de l'incarcération d'Apollinaire, pour complicité de vol... de la Joconde! Une histoire européenne, s'il en est, puisque le célèbre tableau du génial peintre florentin est toujours aujourd'hui un des symboles du Louvre, et de la France!

Nous proposons de ce poème la lecture qu'en offre Dmitri Shostakovich, dans sa 14ème Symphonie, en restituant le texte original français, comme l'ont fait avant nous Bernhard Haitink, ou Jean-Charles Hayrabédian. La Symphonie se présente comme une suite vocale, et peut très bien connaître des versions "de salon", en réduction chant / piano. Les éditions du Centre Chostakovitch sont d'ailleurs sur le point de publier la version chant / piano du compositeur. Cette proposition nous donne l'opportunité d'évoquer le rôle de la Russie, pendant la guerre, et son retrait, à la suite de la Révolution d'Octobre 1917.

 

Le coup dur de ce retrait est compensé par l'entrée matérielle dans le conflit des Etats-Unis d'Amérique, notamment dans le débarquement de juin 1917, à Boulogne-sur-Mer. 

C'est avec deux mélodies de Charles Ives, que nous illustrons ce tournant dans la Grande Guerre. Duty, sur un texte du philosophe Ralph Waldo Emerson, évoque l'obéissance de la jeune génération à l'impératif du devoir. Saisissant, le langage musical, d'où semblent disparaître les repères de tonalité et de rythmes, prête une structure toute sculpturale à cet oracle.

L'écriture en forme de choral de Vita, illustrant la maxime du vieux consul romain Manlius, est presque plus troublante, tant les allusions aux cadres anciens y sont brouillées par des ferments de modernité, annonçant une réalité nouvelle... qui n'est autre que la suprématie à venir des USA!

Charles Ives a, pour être révélé au grand public, attendu la ferveur passionnée d'un autre grand musicien américain, né en 1918... Leonard Bernstein!

 

C'est une rencontre insolite, que cette mélodie du compositeur américain Samuel Barber (né en 1910), Puisque tout passe, sur un textes d'un des poètes de langue allemande les plus célèbres, Rainer Maria Rilke... autrichien... mais... en français! L'auteur des Lettres à un jeune poète a fait plusieurs séjours en France, et publié par moins de 5 recueils dans notre langue! Cette mélodie permet d'ailleurs d'apprécier avec quelle acuité Rilke joue des mots français, jusqu'au jeu de mots!

 

Au moment de signer la paix, et de réunir les belligérants autour de la table du traité, il faut la volonté, la passion, le charisme d'un personnage d'exception. C'est aux tempéraments exceptionnels du compositeur italien Giuseppe Verdi, de son librettiste, Arrigo Boito, et du personnage du Doge Simon Boccanegra, que cette mission est confiée, pour inviter les hommes à renoncer à servir la haine, et la destruction, pour leur préférer la paix et l'amour!

 

Le mot de la fin est laissé à... Charles d'Orléans, avec ce poème, "Priez pour paix", qui exprime la raison d'être centrale de la construction européenne... sur une musique de Françis Poulenc (né en 1899).

Programme d'une durée de 85 minutes, comprenant une présentation par les artistes.

Crédits photo: François POHU-LEFEVRE